Mirova
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(quarante courtes séquences écrites pour Isabelle Mirova, danseuse
à la demande de Barbara Sarreau,
chorégraphe)
On
y va. On s’éloigne. On se rapproche. Moi d’abord je suis l’œil. Celui
dont on fait les otages et les spectateurs essoufflés parce qu’on arrive
toujours après — après l’auteur qui a commencé il y a trois
mille ans et même peut-être davantage — avant l’avant du langage
parfois même et c’est un peu épuisant cette course-poursuite déjà perdue
d’avance non ne trouves-tu pas ?
Je
suis l’organe et l’organon, la caisse de résonance du théâtre de
l’autre et de ses salissures qui n’en finissent plus où sommes-nous —
nous sommes au pays du rêve, dans le lit et dans le chaud — nous
mijotons dans notre jus en attendant l’hiver qui vient déjà. Mon Dieu que
l’hiver vient vite depuis qu’on a découpé les saisons dans les
calendriers. Mon Dieu j’ai froid aux doigts quand même.
Les
femmes (on le sait) deviennent chaque jour davantage les jeunes filles
qu’elles n’ont jamais été. Elles s’allègent. Elles s’éthérisent et
finissent par être ces grandes images blanches à coller au bas des pages comme
des notes pour plus tard — mais plus tard (on sait bien) traîne à venir
vraiment et on s’impatiente,
elles et nous. On s’impatiente et on s’enrhume non ?
On
écrit. On écrit qu’on écrit comme pour s’en persuader. On forme des
lettres maman. Regarde comme elles sont belles et pleines et déliées les
grandes lettres enjambées qui montent vers le haut de la page. Il ne reste plus
qu’à les envoyer par la poste en y mettant autour des faveurs et des bolducs
pour se souvenir des étangs et des premières douleurs d’homme faites à mon
ventre dans la mort des algues.
Regarde
comme je suis belle moi aussi avec mes frisures et mon magasin de mercerie qui
s’agite autour de moi comme des clochettes d’appel. Regarde combien je suis
sérieuse aussi et sérieusement prête à l’amour quand tout m’y empêche
et que tout m’y conduit maman — mes mains sages et mes jeux de vilain —
maman — dans le rai de soleil du soupirail de la cave. On a peur d’y
tomber.
Je
me retourne toujours sur le passage des femmes. J’aurai bien le temps
d’avoir été mort ensuite. C’est ce qui m’a conduit à cette place où je
continue de mourir doucement en attendant d’autres femmes dans mon œil. Je me
retourne ensuite dans ma tombe. En 1973 mon paysage était déjà encombré mais
je n’avais plus vingt ans — la lumière du soir baignait dans
celle de l’après-midi.
On
préfère la brume et la lumière de la brume à celle du soleil dur sans
complaisance. Il suffit d’avoir une fois été pris dans la buée lumineuse
au-dessus de la ville le long des rives du fleuve et d’avoir cédé à la
pente du regard pour avoir définitivement appris que la lumière qui vient
d’en bas est toujours plus ouverte. Ce n’était pas facile déjà d’avoir
commencé à être privé de parole.
Ce
n’est pas tout. On n’a jamais entièrement fini avec la lumière tant que
l’œil y pourvoit. L’œil de l’âme bien entendu. L’œil de la mémoire.
Celui qui traverse les murs et qui remonte le temps des deux côtés à la fois.
On n’en a jamais fini avec les dégoulinades de la lumière dans les corps et
dans le cachement des corps sous les voiles. Les photographes non plus n’y ont
rien changé.
Ce
n’est pas d’aujourd’hui cette quête. Trente ans on retrouve le même
regard qui fait pont entre la mère et la fille. Tu te souviens du littoral du
fleuve et les bandes de sable où on se baigne nu. On s’y endort dans l’évanouissement
vert des après-midi le long du cercueil à peine ridé qui coule
insensiblement mais qui coule bien sûr il est là pour ça. On s’en lave
ensuite dans le limon du sable.
Mais
les filles aussi se pendent au cou des hommes blancs de peur – on titube
alors en cadence plutôt que tibuter
dans le désordre des cœurs – on se met en berne toujours malgré la
source de toutes les sources qui poussent ça et là au crime et à l’accélération
des corps et aux ricanements des âmes — c’est fou ces grands cimetières
articulés qui font des rues dans les villes et les campagnes.
Autour
ça ne cesse de compter les morts mais on s’en fout. On n’est pas là pour
ça. Pas encore. On aura bien de temps de compter les morts et de les compiler
avidement. Les fillettes alors ne cessent de s’occuper à autre chose qu’à
se montrer. Elles passent sans cesse de l’ombre au soleil dans un sens et dans
l’autre sans que rien de très visible ne vienne troubler l’ordre des
va-et-vient.
Elle
se mouillent aussi. S’emperlent de gouttes creuses qui tiennent à la peau et
qui font des itinéraires pour le regard. Elle se battent comme des loutres et
s’ébattent dans la courbure irisée de ma lorgnette. Elles vont dans l’eau
et vont hors de l’eau et dans l’eau à nouveau et font des corps à corps de
tissus et de peaux et concentrent l’entièreté du monde et des avatars du
monde dans un chagrin.
Une
idylle s’est dénouée après qu’elle eût été nouée. Une petite idole
s’est hissée au devant des regards bienfaisants dans son pantalon de poupée
parfaite. Ce n’était ni le lieu ni l’espace. Ce n’était qu’un temps de
représentation entre deux morts comme d’habitude avec de réguliers
battements de mains et de pieds annexes — un moment de répit entre
l’entrée et la sortie.
On
se méfie. On se méfie combien de temps encore ? Parfois on garde sous la
langue un bout de journal qui se déchire dans le soleil et le hurlement des
cigales pour en régurgiter quelque chose ensuite dans le secret de l’ombre.
On fait aussi des écarts à la violence de l’instant et au meurtre d’amour
rituel. On va chercher dans les bibliothèques et les traités d’art et de rhétorique
ouf !
On
avance en silence dans l’intérieur du déroulement du temps en train de se
faire. Suffit de regarder en arrière dans la travée qui se referme sur la
disparition des corps — des traces y ont été peu à peu remaniées et
peu à peu effacées à nouveau. Il n’y a plus à voir que la couture de la mémoire
de l’eau qui se montre dans le sillage de l’œil — une espèce de
bave écartelante et longue.
On
garde pour soi sa part de solitude et de prison. Il y a aussi des paysages moins
coupants avec des lacs et de grands arbres inutiles pour le repos de l’amour.
La fille du fleuve court en voyage chez sa tante dans les montagnes se mettre en
paix avec les cartes postales où on ne la trouve plus — où es-tu petite
peste ? On l’a échappé belle. Il est grand temps de terminer tes
devoirs de vacances.
Un
peu d’exil enfin pour se sécher et prendre le temps de l’ennui madame. Vous
aurez bien le temps ensuite de courir les scènes du monde et vous engouffrer à
la poursuite de quoi dans le courant d’air du Blount
qui s’est effacé devant vous. Vous aurez ensuite une vie toute à vous pour
vous demander si ce jour-là il eût été plus sage de prendre une autre porte
par bonheur non.
On
va au lac le soir pour la promenade. On regarde les pauvres qui font pareil mais
ils sont pauvres. Ça se voit toujours. Il n’y a que sa pauvreté à soi
qu’on ne voit pas derrière l’œil blessé quand même qui garde un point de
douleur qui fait des petits. Quand je serai grand je serai explorateur des
femmes et des dauphins dans les ports et les jetées autour de chacun de
mes bateaux.
On
essaie de ne pas trop se compromettre avec le meurtre. On essaie seulement. On
voudrait bien rater le tout. Demain je crois il y a un vernissage et un
rendez-vous à l’heure du chocolat. Je prendrai un livre pour attendre. Je
prends toujours un livre dans mon sac. C’est plus sûr un livre et un
crayon de bois avec une petite gomme au bout en cas de danger. On n’est jamais
trop prudent avec les femmes.
Depuis
plusieurs jours j’essaie d’inventer une écriture tellement cryptée qu’on
n’en verrait rien. Une écriture aquatique et immobile comme un bassin avec
des poissons et blanche comme un miroir. Je m’entraîne. J’entraîne mon
corps et mes doigts et je m’efforce de ne penser à rien d’autre. J’essaie
d’oublier les mots de ma langue et ceux de ma horde. Je fais des gammes intérieures
et froides.
Il
me semble que les regards sur moi ont changé. Est-ce que la mort s’est
approchée davantage ? Il y a dans la compacité autour de moi des fissures
verticales et bleues par lesquelles j’essaie en vain de m’enfuir. Je fais
des petits pas, de petits sauts et de petits couacs pour essayer de donner le
change. Mais la garde rapprochée veille on ne me laissera pas m’esbigner
comme ça à la première distraction.
Mieux
vaut encore travailler. Ça rassure tout le monde. Moi aussi. Je fixe un point
un seul et je m’y tiens. Je n’en bouge pas jusqu’à la douleur et
l’insoutenable des crampes. Ne louche pas me disait ma mère sinon tu vas
rester comme ça. J’essaie aussi de respirer le moins possible le plus
longtemps. Il a des fleurs rouges et noires qui se mélangent avec le silence
absolu de la nuit électrique.
Mais
je continue de courir les regards. Je confectionne peu à peu quelle posture
mobile où je suis conduite par une main de fer. Le promenoir. La coursive. Une
scène. On me pousse. On me désigne la place où je me tiens. Ici. Là. Dans
l’épaisseur du texte de l’incessante chronique on trouve quelques niches
pour faire le mort presque toute une vie et s’habituer aux rictus et aux
gestes.
Elle
se bat avec le temps — moi aussi. Elle se bat de l’intérieur du temps —
moi contre. Elle se bat dans la complicité du temps avec une patience d’homme
affairé qui commence indéfiniment les mêmes gestes de préparatifs. Moi je
suis en guerre de moi-même dans chaque instant qui vient se poser entre
l’instant d’avant et l’instant d’après. Moi mon malheur me manque
souvent.
Moi
la femme domestiquée d’amour je suis prise dans les mailles de mes propres
filets. J’ai été battue par ma mère et j’ai été aimée par ma mère
sans voir la différence. J’ai été fatiguée et mal regardée. J’ai été
enragée et malade — malade et épuisée. Je me suis fatiguée davantage
de toutes les précautions que j’ai prises. En 1993 je n’ai guère été
attentive à mon corps ni à celui de mon amant.
Moi
le père des femmes brunes j’ai été rendu à
mon âme et jeté seul dans la fosse aux chiens. J’ai été privé de
la vue et privé de l’énucléation aussi. Je n’ai été ni exilé ni mutilé.
J’ai été privé de mutinerie et de meurtre. J’ai été rendu aux miens que
je n’avais jamais quittés — ni mourant ni orphelin ni affamé —
je suis de la caste des réjouis sans entraves et tenu par la honte.
La
fillette se tient droite dans la femme. Elle est son fil de fer et son ossature.
C’est la plus sérieuse et la plus attentive des deux. Elle lui donne son eau
et son vin. Elle résiste à la dissolution de mon regard et aux volutes de ma
langue. Elle tient bon. Elle tient à être la plus belle et la plus douce au
toucher. Elle tient entre elle et moi une ligne de partage suffisante au pas de
deux.
On
garde ses petits quant-à-soi dans des
malles pour plus tard. On accumule en creux des souvenirs d’oubli et des
phrases. Il faut bien tuer sa jeunesse une première fois pour survivre. Il faut
bien renoncer entièrement à tous les meurtres qu’on tient entre ses mains et
dans sa bouche et dans son regard et dans la langue avec laquelle on tue. Et moi
je suis où dans ce échellement ?
Moi
aussi j’ai été jeté de l’autre côté de l’œil avec mon barda qui
m’encombre entre les jambes. Moi aussi j’ai été jeté au ruisseau comme
n’importe qui moi aussi. Et ça me tient en éveil et en vie de le dire. Ça
me porte sinon je sombre et vais donner de la bectance aux poissons et disparaître
des yeux, des bouches et des oreilles. Moi aussi, maman, j’ai été abandonné
moi aussi.
Elle
court contre les limites des murs et des champs. Elle jaillit tout d’un coup
comme si elle jaillissait hors la langue. Elle aussi. Comme les morts, comme les
relevailles. Comme si elle faisait machine arrière et que le sens du temps soit
rompu. Elle sort du féroce canevas que ses sœurs ne cessent de tisser. Elle
leur échappe à elles aussi. Elle fait peur aux ingénieurs et aux ingénieuses.
Elle
fait défaut la danseuse aux semelles de corde. Elle fait défaut au temps. Elle
s’immobilise. Elle fait défaut à la légèreté de l’âme et pèse de tout
son poids dans la matière du sol et de n’importe quel plancher qui s’offre
à elle. Elle fait défaut au déroulement textile et organisé de la phrase.
Elle est la sorcière de l’intérieur des femmes. Elle est la noirceur de la
chevelure des femmes et de leur toison
Elle
est où l’autre danseuse ailleurs que dans ma prunelle à se planquer derrière
elle-même et à ne pas savoir que je la regarde ? Elle est où
dans l’œil du monde et dans le sien depuis qu’on a eu accès au
langage elle et moi ? Se souvient-elle que je ne suis pas bon maître ni
bon prince. Elle est où entre la ville et la ville à se pavaner en douceur et
à se faire transparente contre les murs ?
Plus
tard on fait le compte des morts et des vivants. On compte les plus et les
moins. On calcule les diagonales et les courses à pied. On n’est pas très
avide maintenant que le samedi est bien entamé et qu’il ne reste que le
dimanche. On va au marché — épouse noire achetée aux puces et enfants
à crédit — la semaine prochaine c’est une autre histoire qui
commence — place aux jeunes.
Allez
Petit gars encore un pour le doute et un autre pour les monuments aux morts qui
se rouillent sur pied — qu’est qu’on va en faire maintenant ?
Allez Petit gars encore une petite guerre d’amour de négresses et de
pharmacies — on a encore quelques cartouches dans les bissacs. Tu vois bien
que ça et là on ouvre des routes et fait des ponts. Allez Petit gars encore
une brune.
Mais
v’la t-il pas qu’il préfère les blondes ou les rousses laiteuses —
confortables qui fleurent l’étable, la tulipe et le houblon. Y qu’à
lever le petit doigt qu’il dit, Petit gars, aux frères noirs — il
en vient de partout comme des mouches, des belles toutes blanches avec des
cheveux pâles et doux qui volent et valent pas plus cher que les
mouquères ou les mousmés de votre enfance.
Les
filles n’ont qu’à bien se tenir maintenant dans les musées blancs et vides
et les grandes enfilades du regard dans le mélange du dedans avec le dehors.
Allongez-vous les filles et soutenez les regards. Donnez encore un peu d’œil
à la pâte blanche et noire du regard et des cils. Après tout rien n’est
encore complètement arrêté. Matisse commence-t-il par les femmes ou par les
cotonnades ?
Voilà
que c’est rondement mené cette affaire des femmes temporisée par les hommes.
Car les hommes — ces petites navettes pâles que l’on met sur les cheminées
et dans les vitrines — sont aussi fendus qu’une bouche – aussi
édentés. Ce sont des affiches ou des enseignes faites à grincer quand ça
souffle. Ne soyons pas trop lestes à les mettre en première ligne pourquoi je
vous le demande.
Il
fait du vent. Il fait vingt vents dans les contrevents — va te faire
foutre le vent dans ta mer et dans tes vagues – va te jeter dans la rade.
Sois malade le vent avec moi dans mon alcôve et dans mes souvenirs. Fermons
tous les deux le rideau de cretonne et les fleurs en forme de boutonnière.
Taisons-nous si il y a encore des langues arrachées et des oreilles absentes
pour nous protéger.
Taisez-vous
douleurs. Parlez douleurs. Retaisez-vous. Faites-moi des courbettes. Faites,
douleurs, des courbettes à ma mémoire et à mes mains aussi et à mes pieds
maintenant silencieux. Taisez-vous pieds. Taisez-vous orteils de porcelaine dans
lesquels coulent encore de petits laits de chèvre et de petits ruisseaux
d’argent. Taisez-vous images de schistes noirs et de calcaires blancs.
Tais-toi
miroir gris. Tais-toi miroir noir. On n’est pas seul. On cherche d’une pièce
à l’autre des pans d’ombre découpés par les lamelles des volets. Tais-toi
soleil tu me fais peur. Couvre ton sexe à mille pointes — il fait
mal à mon sexe de petit garçon. Couvre ta chaleur dans ton silence. Tais-toi
œil. Va te coucher œil. Va te coucher dans le miroitement des vitres noires de
l’après-midi
Michel Fadat, février 2005