Escalier

 

Ernest est devant la porte de son appartement, au septième étage de la cage L. L’ascenseur est en panne. Il a monté les sept fois trente marches et il est trempé. Il vide ses poches, tous ses sacs, et son volumineux cartable. Pas de clé ! Il se souvient  alors – bon dieu, mais c’est bien sûr ! – qu’il les a oubliées dans son Opel, garée au niveau moins 7 du parking du bloc N. Calme-toi, Ernest, il se dit. Réfléchis bien… Me délester d’abord de mon fourbi. Pas chez Estelle, (son cœur fait boum quand il pense à elle), le quatorzième, c’est trop haut, mais chez Elizabeth, qui n’habite qu’au neuvième. Il monte deux fois trente marches, sonne. Par bonheur, Elizabeth est là. Il dépose son barda, emprunte une chemise sèche à Serge (je te la rends aussitôt). Bon courage lui dit Elizabeth. Il la remercie…

Ernest descend calmement les neuf fois trente marches de la cage L , parcourt les trois cents mètres qui séparent le L du N, descend les sept fois trente marches de l’escalier en colimaçon du parking dont plusieurs ampoules sont grillées, et arrive enfin devant son Opel rouge. Il tâte ses poches. Vides. Merde, il a laissé la clé chez Elisabeth. Ce n’est plus de l’esprit d’escalier, là, c’est de l’étourderie pure, il se dit.

Ernest remonte les sept fois trente marches du parking. Le vent est froid. Il parcourt les trois cents mètres dans la nuit noire (il y a un seul lampadaire sur le trajet). Il s’excuse de ne pouvoir dépanner le clochard : non, il n’a pas son portefeuille, non, il n’a pas de monnaie, non plus, non il n’a pas de cigarettes, oui, il est excédé. Calme toi, vieux, faut pas te faire du mouron, c’est pas grave, lui dit le clochard. Bonsoir, quand même…

Ernest remonte les sept fois trente marches de la cage L. Et si je sonnais chez moi, il se dit. Il sonne chez lui. Il entend du bruit. Alléluia, il pense. Eh pourquoi tu sonnes, papa ? Tu n’as plus tes clés ? Heureusement que je n’ai pas quitté l’apparto de la journée, hein ? Ernest s’assoit, légèrement assommé. Il essaie de calculer le nombre de marches qu’il lui faudra monter et descendre et descendre et remonter pour que tout rentre à peu près dans l’ordre. Il n’y arrive pas vraiment. Il se relève. Il y va.

Deux heures plus tard, épuisé, trempé, il s’affale dans son fauteuil. Il allume la télé. Un animateur demande à un inanimé (un expert ?) qui triture bizarrement un trousseau de clés au pied d’un escalier sinistre d’une banlieue sinistre : « vous pourriez peut-être nous donner quelques clés pour comprendre… ». Ernest rigole jaune. C’est ça, t’as qu’à me donner tes clés, tant que tu y es. Il se sent légèrement à cran. Et brusquement, du coq à l’âne :  « C’est pas demain que je trônerai sur la plus haute marche de la société, faut croire ». Sur cette pensée optimiste, il sombre dans le cauchemar.

Gérald Castéras

 

Ce texte apparaît sur la moitié des exemplaires du Volume 87.